Fable Jean de La Fontaine
LE SINGE ET LE DAUPHIN
C'était chez les Grecs un usage
Que sur la mer tous voyageurs
Menaient avec eux en voyage
Singes et chiens de bateleurs.
Un navire en cet équipage
Non loin d'Athènes fit naufrage.
Sans les Dauphins tout eût péri.
Cet animal est fort ami
De notre espèce : en cette Histoire
Pline (1) le dit ; il le faut croire.
Il sauva donc tout ce qu'il put.
Même un Singe en cette occurence,
Profitant de la ressemblance,
Lui pensa devoir son salut :
Un Dauphin le prit pour un homme,
Et sur son dos le fit asseoir
Si gravement qu'on eût cru voir
Ce chanteur que tant on renomme.
Le Dauphin l'allait mettre à bord,
Quand, par hasard, il lui demande :
Êtes-vous d'Athènes la grande?
Oui, dit l'autre, on m'y connaît fort ;
S'il vous y survient quelque affaire,
Employez-moi; car mes parents
Y tiennent tous les premiers rangs :
Un mien cousin est Juge-Maire.
Le Dauphin dit : Bien grand merci :
Et le Pirée (2) a part aussi
À l'honneur de votre présence ?
Vous le voyez souvent, je pense?
Tous les jours : il est mon ami ;
C'est une vieille connaissance.
Notre Magot (3) prit, pour ce coup,
Le nom d'un port pour un nom d'homme.
De telles gens il est beaucoup,
Qui prendraient Vaugirard (4) pour Rome,
Et qui, caquetants au plus dru (5),
Parlent de tout et n'ont rien vu .
Le Dauphin rit, tourne la tête,
Et le Magot considéré,
Il s'aperçoit qu'il n'a tiré
Du fond des eaux rien qu'une bête.
Il l'y replonge, et va trouver
Quelque homme afin de le sauver
(1) Pline l'Ancien cite l'histoire d'Arion, poète, qui fut sauvé par un dauphin : il s'était jeté dans la mer pour échapper aux matelots qui voulaient le tuer
(2) port d'Athènes
(3) A l'époque, Vaugirard était un village aux environs de Paris
(5) au plus vite