Fable Jean de La Fontaine.
RIEN DE TROP (1)
Je ne vois point de créature
Il est certain tempérament (2)
Que le maître de la nature
Veut que l'on garde en tout. Le fait-on ? Nullement.
Soit en bien, soit en mal, cela n'arrive guère.
Le blé, riche présent de la blonde Cérès
Trop touffu bien souvent épuise les guérets ;
En superfluités s'épandant d'ordinaire,
Et poussant trop abondamment,
Il ôte à son fruit l'aliment (3) .
L'arbre n'en fait pas moins ; tant le luxe (4) sait plaire!
Pour corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De retrancher l'excès des prodigues moissons.(5)
Tout au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent tout, et tout broutèrent,
Tant que le Ciel permit aux loups
D'en croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;
S'ils ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis le Ciel permit aux humains
De punir ces derniers : les humains abusèrent
À leur tour des ordres divins.
De tous les animaux (5)l'homme a le plus de pente
À se porter dedans l'excès.
Il faudrait faire le procès
Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.
(1) Le titre de la fable était le formule de sagesse, inscrite au fronton du temple de Delphes
La fin de la fable laisse percevoir la clef d'un ordre cosmologique où les excès opposés se compensent mutuellement [...] Les âmes vivantes n'échappent pas à cette loi qui préside à tous les phénomènes naturels. L.F. semble suggérer, en épicurien, que même le sage qui connaît cette loi ne peut tout à fait se soustraire aux déséquilibres sans lesquels il n'est pas d'équilibre vivant (M. Fumaroli, Fables, éd. La Pochothèque, p. 927)
(2) modération, adoucissement (Richelet)
(3) il a poussé en herbe au détriment du grain.
(5) Virgile ( Géorgiques, I,3, conseille de faire brouter les jeunes blés par les moutons...)